Je porte dans mon cœur comme dans un coffre impossible à fermer tant il est plein, tous les lieux que j’ai hantés, tous les ports où j’ai abordé, tous les paysages que j’ai vus par des fenêtres ou des
hublots, ou des dunettes, en rêvant, et tout cela, qui n’est pas peu, est infime au regard de mon
désir...
La vie me donne-t-elle trop ou bien trop peu ? Je ne sais si je sens trop ou bien trop peu, je ne sais s’il me manque un scrupule spirituel, un point d’appui
sur l’intelligence, une consanguinité avec le mystère des choses, un choc à tous les contacts, du sang sous les coups, un ébranlement
sous l’effet des bruits, ou bien s’il est à cela une autre explication plus commode
et plus heureuse.
Quoi qu’il en soit, mieux valait ne pas être né, parce que, toute intéressante qu’elle est à chaque instant, la vie finit par faire mal, par donner la nausée, par
blesser, par frotter, par craquer, par donner envie de pousser des cris, de bondir, de rester à
terre, de sortir de toutes les maisons, de toutes les logiques et de tous les
balcons, de bondir sauvagement vers la mort parmi les arbres et les
oublis, parmi culbutes, périls et absence de lendemain, et tout cela aurait dû être quelque chose d’autre, plus
semblable à ce que je pense, avec ce que je pense ou éprouve, sans que je sache même
quoi, ô vie.
Fernando Pessoa - Passage des heures
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