Lettre de Arthur Rimbaud à sa soeur
Isabelle
Marseille, le 15 juillet 1891.
Ma chère
Isabelle
Je reçois ta lettre du 13 et trouve occasion d'y
répondre de suite. Je vais voir quelles démarches je puis faire
avec cette note de l'intendance et le certificat de l'hôpital. Certes, il me
plairait d'avoir cette question réglée,
mais, hélas ! je ne trouve pas moyen de le faire, moi qui suis à peine capable
de mettre mon soulier
à mon unique jambe. Enfin, je me débrouillerai comme je pourrai. Au moins, avec
ces deux documents,
je ne risque plus d'aller en prison ; car l'administration militaire est
capable d'emprisonner un estropié,
ne fût-ce que dans un hôpital. Quant à la déclaration de rentrée en France, à
qui et où la faire ?
Il n'y a personne autour de moi pour me renseigner; et le jour est loin où je
pourrai aller dans des bureaux,
avec mes jambes de bois, pour aller m'informer.
Je passe la nuit et le jour à réfléchir à des moyens de circulation :
c'est un vrai supplice ! Je voudrais faire ceci
et cela, aller ici et là, voir, vivre, partir : impossible, impossible au moins
pour longtemps, sinon pour toujours !
Je ne vois à côté de moi que ces maudites béquilles : sans ces bâtons, je ne
puis faire un pas, je ne puis exister.
Sans la plus atroce gymnastique, je ne puis même m'habiller. Je suis arrivé à
courir presque avec mes béquilles,
mais je ne puis monter ou descendre des escaliers, et, si le terrain est
accidenté, le ressaut d'une épaule à l'autre
me fatigue beaucoup. J'ai une douleur névralgique très forte dans le bras
et l'épaule droite, et avec cela
la béquille qui scie l'aisselle, - une névralgie encore dans la jambe gauche,
et avec tout cela il faut faire
l'acrobate tout le jour pour avoir l'air d'exister.
Voici ce que j'ai considéré, en dernier lieu, comme cause de ma maladie.
Le climat du Harar est froid de novembre
à mars. Moi, par habitude, je ne me vêtais presque pas: un simple pantalon de
toile et une chemise de coton.
Avec cela des courses à pied de 15 à 40 kilomètres par jour, des cavalcades
insensées à travers les abruptes
montagnes du pays. Je crois qu'il a dû se développer dans le genou une douleur
arthritique causée par la fatigue,
et les chaud et froid. En effet, cela a débuté par un coup de marteau (pour
ainsi dire) sous la rotule, léger coup
qui me frappait à chaque minute ; grande sécheresse de l'articulation et
rétraction du nerf de la cuisse.
Vint ensuite le gonflement des veines tout autour du genou qui faisait croire à
des varices. Je marchais
et travaillais toujours beaucoup, plus que jamais, croyant à un simple coup
d'air. Puis la douleur dans
l'intérieur du genou a augmenté. C'était, à chaque pas, comme un clou enfoncé
de côté. - Je marchais toujours,
quoique avec plus de peine; je montais surtout à cheval et descendais chaque
fois presque estropié.
- Puis le dessus du genou a gonflé, la rotule s'est empâtée, le jarret aussi
s'est trouvé pris, la circulation devenait
pénible, et la douleur secouait les nerfs jusqu'à la cheville et jusqu'aux
reins. -Je ne marchais plus qu'en boitant
fortement et me trouvais toujours plus mal, mais j'avais toujours beaucoup à
travailler, forcément.
- J'ai commencé alors à tenir ma jambe bandée du haut en bas, à frictionner,
baigner, etc., sans résultat.
Cependant, l'appétit se perdait. Une insomnie opiniâtre commençait. Je
faiblissais et maigrissais beaucoup.
- Vers le 15 mars, je me décidai à me coucher, au moins à garder la position
horizontale. Je disposai un lit entre
ma caisse, mes écritures et une fenêtre d'où je pouvais surveiller mes balances
au fond de la cour, et je payai du
monde de plus pour faire marcher le travail, restant moi-même étendu, au moins
de la jambe malade.
Mais, jour par jour, le gonflement du genou le faisait ressembler à une boule,
j'observai que la face interne
de la tête du tibia était beaucoup plus grosse qu'à l'autre jambe: la rotule
devenait immobile, noyée dans
l'excrétion qui produisait le gonflement du genou, et que je vis avec terreur
devenir en quelques jours dure
comme de l'os : à ce moment, toute la jambe devint raide, complètement raide,
en huit jours, je ne pouvais plus
aller aux lieux qu'en me traînant. Cependant la jambe et le haut de la cuisse
maigrissaient toujours, le genou
et le jarret gonflant, se pétrifiant, ou plutôt s'ossifant, et
l'affaiblissement physique et moral empirant.
Fin mars, je résolus de partir. En quelques jours, je liquidai tout à
perte. Et, comme la raideur et la douleur
m'interdisaient l'usage du mulet ou même du chameau, je me fis faire une
civière couverte d'un rideau,
que seize hommes transportèrent à Zeilah en une quinzaine de jours. Le second
jour du voyage, m'étant avancé
loin de la caravane, je fus surpris dans un endroit désert par une pluie sous
laquelle je restai étendu seize heures
sous l'eau, sans abri et sans possibilité de me mouvoir. Cela me fit beaucoup
de mal. En route, je ne pus jamais
me lever de ma civière, on étendait la tente au-dessus de moi à l'en droit même
où on me déposait et, creusant
un trou de mes mains près du bord de la civière, j'arrivais difficilement à me
mettre un peu de côté pour aller
à la selle sur ce trou que je comblais de terre. Le matin, on enlevait la tente
au-dessus de moi, et on m'enlevait.
J'arrivai à Zeilah, éreinté, paralysé. Je ne m'y reposai que quatre heures, un
vapeur partait pour Aden. Jeté sur
le pont sur mon matelas (il a fallu me hisser à bord dans ma civière !) il
me fallut souffrir trois jours de mer
sans manger. À Aden, nouvelle descente en civière. Je passai ensuite quelques
jours chez M. Tian pour régler
nos affaires et partis à l'hôpital où le médecin anglais, après quinze jours,
me conseilla de filer en Europe.
Ma conviction est que cette douleur dans l'articulation, si elle avait
été soignée dès les premiers jours,
se serait calmée facilement et n'aurait pas eu de suites. Mais j'étais dans
l'ignorance de cela. C'est moi qui ai
tout gâté par mon entêtement à marcher et travailler excessivement. Pourquoi au
collège n'apprend-on pas
de la médecine au moins le peu qu'il faudrait à chacun pour ne pas faire de
pareilles bêtises ?
Si quelqu'un dans ce cas me consultait, je lui dirais : vous en êtes
arrivé à ce point: mais ne vous laissez jamais
amputer. Faites-vous charcuter, déchirer, mettre en pièces, mais ne souffrez
pas qu'on vous ampute.
Si la mort vient, ce sera toujours mieux que la vie avec des membres de moins.
Et cela, beaucoup l'ont fait ;
et, si c'était à recommencer, je le ferais. Plutôt souffrir un an comme un
damné, que d'être amputé.
Voilà le beau résultat : je suis assis, et de temps en temps, je me
lève et sautille une centaine de pas sur mes
béquilles et je me rassois. Mes mains ne peuvent rien tenir. Je ne puis, en
marchant, détourner la tête de mon
seul pied et du bout des béquilles. La tête et les épaules s'inclinent en
avant, et vous bombez comme un bossu.
Vous tremblez à voir les objets et les gens se mouvoir autour de vous, crainte
qu'on ne vous renverse,
pour vous casser la seconde patte. On ricane à vous voir sautiller. Rassis,
vous avez les mains énervées
et l'aisselle sciée, et la figure d'un idiot. Le désespoir vous reprend et vous
restez assis comme un impotent
complet, pleurnichant et attendant la nuit, qui rapportera l'insomnie
perpétuelle et la matinée
encore plus triste que la veille, etc., etc. La suite au prochain numéro.
Avec tous mes souhaits
Rimbaud
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