[...] J'espère mourir vite dès que
les chemins de la terre ne me seront plus ouverts, même si c'est en imagination
seulement, même si je n'y vais pas tellement souvent. Mais c'est dans le
souvenir des longues heures de marche que ces plaisirs confortables et
prodigués, qui aujourd'hui coûtent si peu, plongent pour moi leur racine.
On ne peut mettre dans la route toute l'attente qu'elle est capable de combler
si l'on n'a pas au moins quelquefois tout accepté de ses sévérités et de ses
servitudes primitives : la faim, la soif, la fatigue, l'ennui, l'inconfort,
l'incertitude du gîte, l'averse désastreuse qui bat la chaussée noyée et
installe sa cataracte pour tout l'après-midi, et cet étrange sentiment d'exil
aussi, pareil à une basse monotone, qui naît du long chemin et ne déserte
jamais ses pires exaltations : il en coûte aussi d'être un errant par le monde
; les joies sont traversées vite, on ne participe pas — il y a un regard, quand
on déboucle son sac dans le soir jaune, sur un balcon à glycines, au-dessus de
la cour pleine de poules, de charrettes et de futailles comme un tableau
hollandais, quand on s'attable sous la tonnelle d'une étape heureuse, qui
interroge déjà avec détachement le ciel du lendemain, la file songeuse, au-delà
des toits, des peupliers de la route par où les bêtes reviennent, et qui se
lisse déjà pour la nuit.
«Aller me suffit» a écrit René Char. Il faut savoir s'installer dans ce
porte-à-faux sans sécurité ; demain sera autre, demain pèse déjà sur les
avancées reposantes de la nuit. Il est un poème, de Rimbaud encore — poème
d'errant, poème de l'auberge d'un soir — qui rêve — merveilleusement,
dérisoirement — de la félicité, de la capitulation bienheureuse de l'étape
ultime. Il s'intitule Le
Pauvre Songe, et ce poème de la sécurité dernière est encore comme
une chanson de route.
in « Lettrines 2 » José Corti, 1974 - Julien Gracq
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