LA PROSE DU TRANSSIBERIEN ET DE LA PETITE JEHANNE DE FRANCE 
BLAISE CENDRARS

 

 

Au bas de la page, le texte intégral du Poème

 

Ci-dessous : 2 versions Video



    Enregistrement dans la maison du Peintre Robert Renard
    Le 4 Décembre 2015

    Interprète    : Michel d'Auzon
    Peintures     : Robert Renard
    Réalisation : Emmanuel d'Auzon

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BLAISE CENDRARS
 PAR JEAN-PIERRE ROSNAY

Né à la Chaux-de-Fonds - Suisse - le 1er septembre 1887, d'une mère écossaise
et d'un père Suisse de son véritable nom Frédéric Sauser,
Blaise Cendrars (1887-1961) fut le poète de la Fête et de l'Aventure.



 
À 16 ans, il fit une fugue, et comme d'autres vont à Vierzon ou à Bormes-les-Mimosas,
il prit le premier train rencontré qui le conduisit tout simplement à Moscou.
De Moscou il partit allègrement, par le
 Transsibérien, en Chine,
au diable l'avarice (quand on voyage clandestinement sans billet!).
Blaise Cendrars, on le voit est allé à la bonne « école buissonnière».
Pour une part, il effectua ses fabuleux voyages en compagnie d'un certain Rogovine
et vécut avec lui des produits de la vente de pacotilles diverses
(des cercueils, des couteaux de poche, des tire-bouchons, etc...).

 

C'est à vingt ans que Blaise Cendrars, qui plus tard devait se faire naturaliser français,
vint pour la première fois en France. Pour subvenir à ses besoins, notre génial poète
(aventurier au bon sens du terme) entreprit de cultiver le cresson ;
puis comme cette activité ne s'avérait pas assez rentable, il se fit apiculteur.
(Le début de sa fortune !).
Huit mille francs de miel par an, proclame-t-il, j'étais riche.
 
Entre-temps il se lia d'amitié avec Gustave le Rouge,
l'auteur du «Mystérieux docteur Cornélius ».
Peu après, il «copina», avec Rémy de Gourmont dont il admire « Le latin mystique ».
Enfin, le voilà à Bruxelles et à Londres, où il se fait jongleur dans un music-hall,
et partage la chambre d'un jeune étudiant qui n'était autre que Charlie Chaplin,
à l'époque inconnu et comme lui les poches vides.

 
 

Amoureux de notre pays, Cendrars, dés le début de la Grande Guerre,
s'engagea dans la Légion étrangère:
il y perdit un bras, ce qui procura à sa silhouette ce style à nul autre pareil,
qui, si j'ose écrire, convenait comme un gant à ce fabuleux personnage.


 

Dans la ligne de Valéry Larbaud, autre poète de génie, Blaise Cendrars célébra
avec une rare authenticité, et une langue qui lui ressemble en tout points -
c'est à dire une langue audacieuse et novatrice -
le monde moderne naissant, avec ses machines à n'en plus finir,
ses gares qu'il compare à des cathédrales, et tous les visages
anxieux ou étranges qu'il croise au cours d'un siècle qui découvrait la vitesse
et les grands espaces, dans un tumulte de révolution et de guerre :
1914, la Grande Guerre dans laquelle il se jette corps et âme, Blaise Cendrars,
homme d'écriture, n'hésite pas à laisser des plumes derrière lui.
1917, en URSS, le tsar est chassé de ses appartements par les Soviets...

En 1964, dans mon émission « Le Club des Poètes », j'ai présenté,
sur ce qui était alors la première Chaîne TV, son célèbre poème-fleuve

«
La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France»
. 

Bonne lecture et Vive la poésie.
Jean-Pierre Rosnay
 



                                                                    (dédiée aux musiciens)

    PROSE DU TRANSSIBERIEN
    ET DE LA PETITE JEANNE DE FRANCE


    En ce temps-là j'étais en mon adolescence
    J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais
    Déjà plus de mon enfance
    J'étais à seize mille lieues du lieu de ma naissance
    J'étais à Moscou, dans la ville des mille et trois
    Clochers et des sept gares
    Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille
    et trois tours
    Car mon adolescence était si ardente et si folle
    que mon cœur, tour à tour, brûlait
    comme le temple d' Éphèse ou comme la Place Rouge
    de Moscou quand le soleil se couche.
    Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
    Et j'étais déjà si mauvais poète
    que je ne savais pas aller jusqu'au bout.
    Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
    croustillé d'or, avec les grandes amandes
    des cathédrales toutes blanches
    et l'or mielleux des cloches...
    Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode
    J'avais soif et je déchiffrais des caractères cunéiformes
    Puis, tout à coup, les pigeons du Saint Esprit
    s'envolaient sur la place
    et mes mains s'envolaient aussi, avec des bruissements d'albatros
    et ceci, c'était les dernières réminiscences du dernier jour
    du tout dernier voyage
    Et de la mer.

    Pourtant, j'étais fort mauvais poète.
    Je ne savais pas aller jusqu'au bout.
    J'avais faim
    Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés
    Et tous les verres
    j'aurais voulu les boire et les casser
    Et toutes les vitrines et toutes les rues
    Et toutes les maisons et toutes les vies
    Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon
    sur les mauvais pavés
    j'aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives
    Et j'aurais voulu broyer tous les os
    Et arracher toutes les langues
    Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus
    Sous les vêtements qui m'affolent...
    Je pressentais la venue du grand Christ rouge
    de la révolution russe...
    Et le soleil était une mauvaise plaie
    qui s'ouvrait comme un brasier.

    En ce temps-là j'étais en mon adolescence
    J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais
    déjà plus de ma naissance
    J'étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes
    Et je n'avais pas assez des tours et des gares
    que constellaient mes yeux
    En Sibérie tonnait le canon, c'était la guerre
    la faim le froid la peste le choléra
    Et les eaux limoneuses de l'Amour
    charriaient des millions de charognes
    Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains
    Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets
    et les soldats qui s'en allaient auraient bien voulu rester...
    Un vieux moine me chantait la légende de Novgorode.

    Moi, le mauvais poète, qui ne voulais aller nulle part,
    je pouvais aller partout
    Et aussi les marchands avaient encore assez d'argent
    pour aller tenter faire fortune.
    Leur train partait tous les vendredis matin.
    On disait qu'il y avait beaucoup de morts.
    L'un emportait cent caisses de réveils et de coucous
    de la Forêt-Noire
    un autre, des boîtes à chapeaux, des cylindres
    et un assortiment de tire-bouchons de Sheffield
    Un autre, des cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserve
    et de sardines à l'huile
    Puis il y avait beaucoup de femmes
    Des femmes, des entre-jambes à louer qui pouvaient aussi servir
    Des cercueils
    Elles étaient toutes patentées
    On disait qu'il y avait beaucoup de morts là-bas
    Elles voyageaient à prix réduits
    et avaient toutes un compte-courant à la banque.

    Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour
    On était en décembre
    Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur
    en bijouterie qui se rendait à Kharbine
    Nous avions deux coupés dans l'express et 34 coffres
    de joaillerie de Pforzheim
    De la camelote allemande "Made in Germany"
    Il m'avait habillé de neuf, et en montant dans le train
    j'avais perdu un bouton
    Je m'en souviens, je m'en souviens, j'y ai souvent pensé depuis
    Je couchais sur les coffres et j'étais tout heureux de pouvoir jouer
    avec le browning nickelé qu'il m'avait aussi donné

    J'étais très heureux Insouciant
    Je croyais jouer aux brigands
    Nous avions volé le trésor de Golconde
    Et nous allions, grâce au transsibérien, le cacher de l'autre côté du monde
    Je devais le défendre contre les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué
    les saltimbanques de Jules Verne 
    Contre les khoungouzes, les boxers de la Chine
    Et les enragés petits mongols du Grand-Lama 
    Alibaba et les quarante voleurs
    Et les fidèles du terrible Vieux de la montagne
    Et surtout, contre les plus modernes
    Les rats d'hôtel
    Et les spécialistes des express internationaux.

    Et pourtant, et pourtant
    J'étais triste comme un enfant
    Les rythmes du train
    La "moëlle chemin-de-fer" des psychiatres américains
    Le bruit des portes, des voies, des essieux grinçant
    sur les rails congelés
    Le ferlin d'or de mon avenir
    Mon browning, le piano et les jurons des joueurs de cartes
    dans le compartiment d'à côté
    L'épatante présence de Jeanne
    L'homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement
    dans le couloir et qui me regardait en passant
    Froissis de femmes
    Et le sifflement de la vapeur
    Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
    Les vitres sont givrées
    Pas de nature !
    Et derrière, les plaines sibériennes, le ciel bas et les grandes ombres
    des Taciturnes qui montent et qui descendent
    Je suis couché dans un plaid
    Bariolé
    Comme ma vie
    Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle écossais
    Et l'Europe tout entière aperçue au coupe-vent
    d'un express à toute vapeur
    n'est pas plus riche que ma vie
    Ma pauvre vie
    Ce châle
    Effiloché sur des coffres remplis d'or
    avec lesquels je roule
    Que je rêve
    Que je fume
    Et la seule flamme de l'univers
    est une pauvre pensée...

    Du fond de mon cœur des larmes me viennent
    Si je pense, Amour, à ma maîtresse ;
    Elle n'est qu'une enfant, que je trouvai ainsi
    Pâle, immaculée, au fond d'un bordel.

    Ce n'est qu'une enfant, blonde, rieuse et triste,
    elle ne sourit pas et ne pleure jamais ;
    mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire,
    tremble un doux lys d'argent, la fleur du poète.

    Elle est douce et muette, sans aucun reproche,
    avec un long tressaillement à votre approche ;
    mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête,
    elle fait un pas, puis ferme les yeux - et fait un pas.
    Car elle est mon amour, et les autres femmes
    n'ont que des robes d'or sur de grands corps de flammes,
    Ma pauvre amie est si esseulée,
    elle est toute nue, n'a pas de corps - elle est trop pauvre.

    Elle n'est qu'une fleur candide, fluette,
    la fleur du poète, un pauvre lys d'argent,
    tout froid, tout seul, et déjà si fané
    que les larmes me viennent si je pense à son cœur.

    Et cette nuit est pareille à cent mille autres
    quand un train file dans la nuit
    - Les comètes tombent -
    et que l'homme et la femme, même jeunes, s'amusent à faire l'amour.

    Le ciel est comme la tente déchirée d'un cirque pauvre
    dans un petit village de pêcheurs en Flandres
    Le soleil est un fumeux quinquet
    et tout au haut d'un trapèze une femme fait la lune.
    La clarinette, le piston, une flûte aigre et un mauvais tambour
    et voici mon berceau
    Mon berceau
    Il était toujours près du piano quand ma mère comme Madame Bovary
    jouait les sonates de Beethoven
    J'ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone
    et l'école buissonnière, dans les gares devant les trains en partance
    Maintenant, j'ai fait courir tous les trains derrière moi
    Bâle-Tombouctou
    J'ai aussi joué aux courses à Auteuil et à Longchamp
    Paris-New York
    Maintenant, j'ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie
    Madrid-Stockholm
    Et j'ai perdu tous mes paris
    Il n'y a plus que la Patagonie,
    la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse,
    la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud
    Je suis en route.
    J'ai toujours été en route
    Je suis en route avec la petite Jehanne de France
    Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues
    Le train retombe sur ses roues
    Le train retombe toujours sur toutes ses roues.

    "Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ?"

    Nous sommes loin Jeanne, tu roules depuis sept jours
    tu es loin de Montmartre, de la butte qui t'a nourrie,
    du Sacré-Cœur contre lequel tu t'es blottie
    Paris a disparu et son énorme flambée
    il n'y a plus que les cendres continues
    la pluie qui tombe
    la tourbe qui se gonfle
    la Sibérie qui tourne
    les lourdes nappes de neige qui remontent
    et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier
    désir dans l'air bleui
    Le train palpite au cœur des horizons plombés
    Et ton chagrin ricane...

    "Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"

    Les inquiétudes
    oublie les inquiétudes
    Toutes les gares lézardées obliques sur la route
    les fils télégraphiques auxquels elles pendent
    les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent
    Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un accordéon
    qu'une main sadique tourmente
    dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie s'enfuient
    et dans les trous, les roues vertigineuses les bouches les voix 
    et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses
    Les démons sont déchaînés
    Ferrailles
    Tout est un faux accord
    Le broun-roun-roun des roues
    Chocs
    Rebondissements
    Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd...

    "Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"

    Mais oui, tu m'énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loin
    La folie surchauffée beugle dans la locomotive
    la peste, le choléra, se lèvent comme des braises ardentes 
    sur notre route
    Nous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunnel
    La faim, la putain, se cramponne aux nuages en débandade
    et fiente des batailles en tas puants de morts
    Fais comme elle, fais ton métier...

    "Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"

    Oui, nous le sommes, nous le sommes
    Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert
    Entends les sonnailles de ce troupeau galeux
    Tomsk Tchéliabinsk Kainsk
    Obi Taïchet Verkné
    Oudinsk Kourgane Samara  Pensa-Touloune
    La mort en Mandchourie
    est notre débarcadère est notre dernier repaire
    Ce voyage est terrible
    Hier matin
    Ivan Oulitch avait les cheveux blancs
    et Kolia Nicolaï Ivanovitch se ronge les doigts
    depuis quinze jours...
    Fais comme elles, la Mort la Famine, fais ton métier
    Ça coûte cent sous, en transsibérien, ça coûte cent roubles
    En fièvre les banquettes et rougeoie sous la table
    Le diable est au piano
    ses doigts noueux excitent toutes les femmes
    La Nature
    Les Gouges
    Fais ton métier jusqu'à Kharbine...

    "Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"

    Non mais... fiche-moi la paix... laisse-moi tranquille
    Tu as les hanches angulaires
    ton ventre est aigre et tu as la chaude-pisse
    c'est tout ce que Paris a mis dans ton giron
    C'est aussi un peu d'âme... car tu es malheureuse
    J'ai pitié j'ai pitié viens vers moi sur mon cœur
    Les roues sont les moulins à vent du pays de Cocagne
    et les moulins à vent sont les béquilles qu'un mendiant
    fait tournoyer
    Nous sommes les cul-de-jatte de l'espace
    Nous roulons sur nos quatre plaies
    On nous a rogné les ailes,
    les ailes de nos sept péchés
    Et tous les trains sont les bilboquets du diable
    Basse-cour
    Le monde moderne
    La vitesse n'y peut mais
    le monde moderne
    les lointains sont par trop loin
    et au bout du voyage c'est terrible d'être un homme 
    avec une femme... 

    "Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre?"

    J'ai pitié j'ai pitié viens vers moi  je vais te conter une histoire
    Viens dans mon lit
    Viens sur mon cœur
    Je vais te conter une histoire...

    Oh viens ! viens !

    Aux Fidji règne l'éternel printemps 
    La paresse
    L'amour pâme les couples dans l'herbe haute
    et la chaude syphilis rôde sous les bananiers
    Viens dans les îles perdues du Pacifique !
    Elles ont nom du Phénix, des Marquises,
    Bornéo et Java
    Et Célèbes à la forme d'un chat.

    Nous ne pouvons pas aller au Japon
    Viens au Mexique !
    Sur ses hauts plateaux les tulipiers fleurissent
    Les lianes tentaculaires sont la chevelure du soleil
    On dirait la palette et les pinceaux d'un peintre
    Des couleurs étourdissantes comme des gongs, 
    Rousseau y a été
    il y a ébloui sa vie
    C'est le pays des oiseaux
    L'oiseau du paradis, l'oiseau-lyre
    Le toucan, l'oiseau moqueur
    Et le colibri niche au cœur des lys noirs
    Viens !
    Nous nous aimerons dans les ruines majestueuses d'un temple aztèque
    Tu seras mon idole
    Une idole bariolée enfantine un peu laide et bizarrement étrange
    Oh viens !

    Si tu veux nous irons en aéroplane et nous survolerons
    Le pays des mille lacs,
    Les nuits y sont démesurément longues
    L'ancêtre préhistorique aura peur de mon moteur
    J'atterrirai
    Et je construirai un hangar pour mon avion avec les os fossiles de mammouth
    Le feu primitif réchauffera notre pauvre amour
    Samowar
    Et nous nous aimerons bien bourgeoisement près du pôle
    Oh viens !

    Jeanne Jeannette Ninette nini ninon nichon
    Mimi mamour ma poupoule mon Pérou
    Dodo dondon
    Carotte ma crotte
    Chouchou p'tit coeur
    Cocotte
    Chérie p'tite chèvre
    Mon p'tit péché mignon
    Concon
    Coucou
    Elle dort


    Elle dort
    Et de toutes les heures du monde 
    elle n'en a pas gobé une seule
    Tous les visages entrevus dans les gares
    toutes les horloges
    L'heure de Paris l'heure de Berlin l'heure de Saint-Pétersbourg
    et l'heure de toutes les gares
    Et à Oufa, le visage ensanglanté du canonnier
    et le cadran bêtement lumineux de Grodno
    Et l'avance perpétuelle du train
    Tous les matins on met les montres à l'heure
    Le train avance et le soleil retarde
    Rien n'y fait, j'entends les cloches sonores
    Le gros bourdon de Notre-Dame
    La cloche aigrelette du Louvre qui sonna la Barthélemy
    Les carillons rouillés de Bruges-la-Morte
    Les sonneries électriques de la bibliothèque de New-York
    Les campagnes de Venise
    Et les cloches de Moscou, l'horloge de la Porte-Rouge
    qui me comptait les heures quand j'étais dans un bureau
    Et mes souvenirs
    Le train tonne sur les plaques tournantes
    Le train roule
    Un gramophone grasseye une marche tzigane
    et le monde, comme l'horloge du quartier juif de Prague,
    tourne éperdument à rebours. 

    Effeuille la rose des vents
    Voici que bruissent les orages déchaînés
    Les trains roulent en tourbillon sur les réseaux enchevêtrés
    Bilboquets diaboliques
    Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais
    D'autres se perdent en route
    Les chefs de gare jouent aux échecs
    Tric-trac
    Billard
    Caramboles
    Paraboles
    La voie ferrée est une nouvelle géométrie
    Syracuse
    Archimède
    Et les soldats qui l'égorgèrent
    Et les galères
    Et les vaisseaux
    Et les engins prodigieux qu'il inventa
    Et toutes les tueries
    L'histoire antique 
    L'histoire moderne 
    Les tourbillons 
    Les naufrages
    Même celui du Titanic que j'ai lu dans le journal
    Autant d'images-associations que je ne peux pas développer dans mes vers
    Car je suis encore fort mauvais poète
    Car l'univers me déborde
    Car j'ai négligé de m'assurer contre les accidents de chemin de fer
    Car je ne sais pas aller jusqu'au bout
    Et j'ai peur.

    J'ai peur
    Je ne sais pas aller jusqu'au bout
    Comme mon ami Chagall je pourrais faire une série de tableaux déments 
    mais je n'ai pas pris de notes en voyage
    "Pardonnez-moi mon ignorance
    Pardonnez-moi de ne plus connaître 
    l'ancien jeu des vers" 
    comme dit Guillaume Apollinaire
    Tout ce qui concerne la guerre on peut le lire dans les Mémoires de Kouropatkine 
    ou dans les journaux japonais qui sont aussi cruellement illustrés
    A quoi bon me documenter
    Je m'abandonne
    aux sursauts de ma mémoire...

    À partir d'Irkoutsk le voyage devint beaucoup trop lent beaucoup trop long
    Nous étions dans le premier train qui contournait le lac Baïkal
    On avait orné la locomotive de drapeaux et de lampions
    et nous avions quitté la gare aux accents tristes de l'hymne au Tzar.

    Si j'étais peintre je déverserais beaucoup de rouge,
    beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage
    car je crois bien que nous étions tous un peu fous
    et qu'un délire immense ensanglantait les faces énervées
    de mes compagnons de voyage

    Comme nous approchions de la Mongolie
    qui ronflait comme un incendie.
    Le train avait ralenti son allure
    et je percevais dans le grincement perpétuel des roues
    les accents fous et les sanglots
    d'une éternelle liturgie

    J'ai vu
    J'ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient de l'Extrême-Orient 
    et qui passaient en fantômes 
    Et mon œil, comme le fanal d'arrière,  court encore derrière ces trains 
    À Talga 100.000 blessés agonisaient faute de soins
    J'ai visité les hôpitaux de Krasnoïarsk
    et à Khilok nous avons croisé un long convoi de soldats fous

    J'ai vu dans les lazarets des plaies béantes des blessures
    qui saignaient à pleines orgues
    Et les membres amputés dansaient autour ou s'envolaient dans l'air rauque
    L'incendie était sur toutes les faces dans tous les cœurs 
    Des doigts idiots tambourinaient sur toutes les vitres
    Et sous la pression de la peur les regards crevaient comme des abcès

    Dans toutes les gares on brûlait tous les wagons
    Et j'ai vu
    J'ai vu des trains de soixante locomotives qui s'enfuyaient à toute vapeur 
    pourchassés par les horizons en rut et des bandes de corbeaux qui s'envolaient désespérément après 
    disparaître dans la direction de Port - Arthur.

    À Tchita nous eûmes quelques jours de répit
    Arrêt de cinq jours vu l'encombrement de la voie
    Nous le passâmes chez Monsieur Iankéléwitch 
    qui voulait me donner sa fille unique en mariage
    Puis le train repartit.
    Maintenant c'était moi qui avais pris place au piano
    et j'avais mal aux dents
    Je revois quand je veux cet intérieur si calme le magasin du père
    et les yeux de la fille qui venait le soir dans mon lit
    Moussorgsky 
    Et les lieder de Hugo Wolf
    Et les sables du Gobi
    Et à Khaïlar une caravane de chameaux blancs
    Je crois bien que j'étais ivre durant plus de cinq cents kilomètres
    mais j'étais au piano et c'est tout ce que je vis
    Quand on voyage on devrait fermer les yeux
    Dormir
    J'aurais tant voulu dormir
    Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur
    et je reconnais tous les trains au bruit qu'il font
    Les trains d' Europe sont à quatre temps 
    tandis que ceux d' Asie sont à cinq ou sept temps
    D'autres vont en sourdine sont des berceuses
    et il y en a qui dans le bruit monotone des roues 
    me rappellent la prose lourde de Maeterlinck
    J'ai déchiffré tous les textes confus des roues
    et j'ai rassemblé les éléments épars d'une violente beauté
    Que je possède 
    Et qui me force.

    Tsitsika et Kharbine
    Je ne vais pas plus loin
    C'est la dernière station
    Je débarquai à Kharbine comme on venait de mettre 
    le feu aux bureaux de la Croix-Rouge.

    O Paris
    Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés
    de tes rues et tes vieilles maisons
    qui se penchent au-dessus et se réchauffent
    Comme des aïeules
    Et voici des affiches, du rouge du vert
     multicolores comme mon passé
    bref du jaune
    Jaune la fière couleur des romans de la France à l'étranger.
    J'aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marche 
    Ceux de la ligne Saint Germain-Montmartre m'emportent à l'assaut de la Butte
    Les moteurs beuglent comme les taureaux d'or
    Les vaches du crépuscule broutent le Sacré-Cœur 

    O Paris
    Gare centrale  
    débarcadère des volontés  carrefour des inquiétudes
    Seuls les marchands de couleurs ont encore un peu de lumière sur leur porte
    La Compagnie Internationale des Wagons-lits et des Grands Express Européens 
    m'a envoyé son prospectus
    C'est la plus belle église du monde

    J'ai des amis qui m'entourent comme des garde-fous
    Ils ont peur quand je pars que je ne revienne plus
    Toutes les femmes que j'ai rencontrées  se dressent aux horizons
    avec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluie
    Bella, Agnès, Catherine et la mère de mon fils en Italie
    Et celle, la mère de mon amour en Amérique
    Il y a des cris de sirène qui me déchirent l'âme
    Là-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchement

    Je voudrais
    Je voudrais n'avoir jamais fait mes voyages
    Ce soir un grand amour me tourmente
    Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.
    C'est par un soir de tristesse que j'ai écrit ce poème en son honneur
    Jeanne
    La petite prostituée

    Je suis triste je suis triste
    J'irai au Lapin agile me ressouvenir de ma jeunesse perdue
    Et boire des petits verres
    Puis je rentrerai seul

    Paris

    Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue.

    Blaise Cendrars 
    Paris 1913.

     


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