Aux bords de l’humanisme – Sylvain Tesson (Suite et Fin)
Lorsque je longeai les grèves du Baïkal, ma solitude fut un
spectre à travers lequel le lac se révéla tout autre que l'année d'après où j'y
retournai en joyeuse compagnie. L'errant qui s'en va seul, à travers une
géographie hostile — une steppe, une lande, un maquis, un marais —, se repaît
d'un monde où les forces vivantes jouent leur partition sans avoir besoin que
des yeux les regardent, qu'une plume chante leurs oeuvres et surtout (horreur
suprême que ce cri de Verhaeren) qu'une main recrée « et les monts et les mers
et les plaines d'après une autre volonté ».
Apprendre à rester seul, pour vivre plus densément. Encore
faut-il préciser qu'un vagabond romantique solitaire n'est jamais vraiment
seul. Il a recours à une présence qui accompagnait les chemineaux au temps où
les mutes d'Europe étaient couvertes de marcheurs : les fées. Celui qui a fait
sien le mot de Novalis invitant à « être perpétuellement en état de poésie »
saura reconnaître dans chaque expression de la nature la manifestation de leur
existence. Il les traquera là où elles se cachent, c'est-à-dire partout, car le
propre et le génie des fées est de prendre corps au moment où on le décide. Au
Tibet, à deux jours de marche de la ville de Lhassa, je me suis endormi un
matin au bord d'une source claire et je me souviens d'avoir fait un rêve très
charmant qui correspondait sans aucun doute au souvenir de la visite faite en
moi par la gardienne des lieux.
Dans le Gobi, un peu étourdi par la solitude, j'ai parlé
aux buissons ligneux qu'épargnait la dent de mon cheval et ces conversations
m'aidèrent à puiser l'énergie pour aller de l'avant. Lorsque je grimpe à un
arbre, j'ai conscience de déranger un peuple et je ne cueille plus de
champignons sans un léger scrupule : celui de déloger peut-être un occupant
qui prenait le frais sous la corolle.
L'exercice permet de réenchanter le monde qui nous entoure :
il suffit de savoir le regarder avec de nouveaux yeux, rafraîchis par la certitude
shakespearienne qu'« il est plus de merveilles en ce monde que n'en peuvent
contenir tous nos rêves », de partir rencontrer les dieux dans sa forêt
intérieure, de lâcher les chevaux de son imagination. Antique pratique que
cette double lecture du monde consistant à féconder du regard les choses qui
reposent sous nos yeux. En s'y exerçant, on fera aisément accoucher de trolls
un chaos de rochers et jaillir une chasse de déesses entre deux écharpes de nuages
masquant la lune pleine. Une nuit du dernier mois de mars, alors qu'un disque
énorme se levait au-dessus de la nappe d'albâtre d'un lac gelé de Sibérie, je
crus voir distinctement dans les chaos de glace voguer un vaisseau aux voiles
déchirées qui lui-même se glissa dans mon rêve une fois que je regagnai ma
tente et n'en fut chassé que par la lumière du jour.
J'ai en projet pour les années à venir un chantier de
réhabilitation des fées. Attention !
Pas de méprise ! Il ne s'agira pas de cuisiner, dans la casserole de la mode,
l'actuelle bouillie néo-celtique qui n'est rien d'autre que la mise de la
féerie au service des marchands. (Trente-cinq années de celtic revival en
Europe.) Il s'agira plutôt d'une marche solitaire, hivernale, musicienne et
littorale, de la Galice espagnole aux Highlands écossais, destinée à sentir
peser sur l'épaule le poids de la présence enchanteresse des êtres invisibles,
à chanter leur existence oubliée, à apprendre à lire les lignes cachées sous
l'apparence du monde et à souligner que l'arc atlantique, cette bande où
l'écume rencontre le granit, constitue le séjour privilégié d'un petit peuple
ami. Il est temps d'abattre à la hache de la poésie la muraille derrière
laquelle pleurent les fées de l'enfance européenne, prisonnières de la grotte
aux hirondelles qu'avait su retrouver Yourcenar, cette fée immortelle.
In, « Petit traité de l’immensité du monde »
Editions des Equateurs
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