La chanson désespérée (Extrait)
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Ô chair, ma chair, femme que j'ai aimée et perdue, c'est toi dans cette heure humide que j'évoque et fais chant.
Comme un vase tu abritas l'infinie tendresse, et l'oubli infini te réduisit en miettes comme un vase.
J'étais la noire, noire solitude des îles, et là, femme d'amour, m'accueillirent tes bras.
J'étais la soif et la faim, et toi tu fus le fruit. J'étais le deuil et les ruines, et toi tu fus le miracle.
Ah femme, je ne sais comment tu pus me contenir dans la terre de ton âme, et dans la croix de tes bras !
Mon désir de toi fut le plus terrible et court, le plus désordonné et soûl, le plus tendu et avide.
Cimetière de baisers, il y a encore du feu dans tes tombes, les grappes resplendissent encore picorées d'oiseaux.
Oh la bouche mordue, oh les membres baisés, oh les dents affamées, oh les corps tressés.
Oh l'accouplement fou d'espoir et d'effort en lequel nous nous sommes noués et désespérés.
Et la tendresse, légère comme l'eau et la farine. Et le mot à peine commencé sur les lèvres.
Cela fut mon destin et en lui voyagea mon désir ardent. et en lui chuta mon désir ardent, tout en toi fut naufrage !
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C'est l'heure de partir, l'heure dure et froide que la nuit fixe aux petites aiguilles des montres.
La ceinture bruyante de la mer enserre la côte. Surgissent de froides étoiles, émigrent de noirs oiseaux.
Abandonné comme les quais dans l'aube. Seule l'ombre tremblante se contorsionne dans mes mains.
Ah au-delà de tout. Ah au-delà de tout.
C'est l'heure de partir. Oh abandonné !
La chanson désespérée - Pablo Neruda
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