Aux bords de l’humanisme – Sylvain Tesson (Suite)
Le wanderer que je suis redeviendra humaniste
lorsque cessera la suprématie du mâle. Il souffre à chaque instant de se
heurter où qu'il porte ses pas (aux rares exceptions des pays scandinaves, de
certaines vallées himalayennes et des jungles primaires) à la toute-puissance
de la testostérone. Il lui semble que l'humanité a érigé en divinité le mauvais
chromosome. Il entend des cris de joie dans les maisons berbères saluant la
naissance d'un garçon et des lamentations si c'est une fille. Il a traversé des
villages dans les campagnes de Chine où les mères se pendent si elles enfantent
une fille. Il a vu en Inde, où il manque cinquante millions de femmes, le
visage des victimes qu'on a tenté de brûler. Il a lu dans le Coran -- ce
bégaiement paniqué de berger hagard — le mépris ruisselant de stupidité dans
lequel est tenue la femme. Il sait qu'en Europe, autour de lui, sous ses yeux,
la situation n'est pas plus heureuse. Dans les champs tropicaux qu'il a
traversés, il n'a souvent vu que la silhouette des femmes affairées aux
moissons pendant que les hommes s'adonnaient à cette occupation qui tient en
haleine, chaque jour des milliards d'entre eux : suivre l'ombre d'un arbre au
fur et à mesure que le soleil se déplace dans le ciel. Dans des pays de sable
et de soleil, il a partagé des dîners à la table du maître de maison pendant
que la mère de famille se nourrissait par terre de ce qu'on lui laissait. Il a
rencontré des familles composées de petits garçons gras comme des poussahs
entourés de fillettes aux côtes saillantes. Il a collecté dans ses carnets de
notes quelques proverbes hideux :
Quand la fille naît, même les murs pleurent (Roumanie).
Une fille donne autant de soucis qu'un troupeau de mille bêtes (Tibet).
Instruire une femme, c'est mettre un couteau entre les mains d'un singe (Inde).
La femme est la porte principale de l'enfer (Inde).
La femme que Dieu comble de bonheur est celle qui meurt avant son mari (monde
arabe).
Merci, mon Dieu, de ne pas m'avoir fait naître femme (monde juif).
Et c'est ainsi que, malgré lui, il a perdu son humanisme. Il
ne comprend pas pourquoi l'humanité se rend coupable d'un génocide permanent
(dont les victimes n'ont même pas, elles, le baume du devoir de mémoire) et ne
voit pas pourquoi il lui faudrait aimer ou respecter cette humanité-là. Il a
été conforté de découvrir un jour que Jack London (un wanderer lui
aussi, celui du Nouveau Monde !) pensait que « l'homme se distingue des autres
animaux surtout en ceci : il est le seul qui maltraite sa femelle, méfait dont
ni les loups ni les lâches coyotes ne se rendent coupables, ni même le chien
dégénéré par la domestication »
(Les Vagabonds du rail).
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